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RETOUR TEXTES PARUS
Michel Fano
(Inharmoniques 1 Ircam 1986)
LES IMAGES ET LES SONS
Au plus loin: rites, danses religieuses, sacrifices.
Le spectacle audio-visuel, organisé par la Loi, est principalement fonctionnel
sans, pour autant, qu'on doive en exclure à priori, toute jouissance esthétique
Du sacré au profane, du drame antique aux Jeux et Sagesses du Moyen Age puis aux
premiers opéras, l'audio-visuel s'affine, s'adjoint un concours musical de plus
en plus élaboré.
Théâtre, Ballet, Opéra; il atteint, avec l'explosion wagnérienne, un haut niveau
d'organisation.
Mais il s'agit toujours, depuis les origines, de « temps réel ». Et il faudra
attendre le deuxième millénaire pour que la double et fondamentale découverte de
l'enregistrement (le «temps différé ») du mouvement et du discours sonore,
institue une réelle problématique de l'audio-visuel tel que nous l'appréhendons
aujourd'hui.
C'est le même temps qui va désormais régir le domaine des sons et celui des
images. Mais, contrairement au spectacle « live » - le seul connu jusqu'alors -
c'est un temps fixé (définitivement), concerté et donc parfaitement maîtrisé.
Son organisation relèvera d'une pratique foncièrement neuve, celle du montage,
dont la syntaxe ne cesse d'évoluer et qui fonde l'écriture de l'audio-visuel.
Si, aujourd'hui, on peut construire de « nouvelles» images (mais le sont-elles
vraiment?) et de nouveaux sons n'est-ce pas d'abord dans la faculté de les
associer selon de multiples combinaisons totalement indépendantes de la
"réalité» du spectacle traditionnel, que réside l'extraordinaire modernité de
cet art d'aujourd'hui?
Les quelque trente années qui sépareront l'enregistrement des images de celui
des sons vont peser lourd dans le dévoiement qui s'opère très vite.
Il faut couvrir le bruit du projecteur, « aider» - ou plutôt « conditionner
le spectateur à recevoir cette nouvelle forme d'expression, et puis aussi
réguler le temps de ce bizarre spectacle, privé brusquement de l'ouïe et dont
les paramËtres de durée échappent tout autant aux créateurs qu'à ce public
curieux, inquiet, mais aussi déconcerté, qu'il faut à tout prix (la fabrication
des films est déja chère!) rassurer.
Les vieux clichés musicaux (particulierement ceux des opéras français du XIXe
siècle) sont encore chauds et présents dans toutes les mémoires. Ils feront bien
l'affaire. Ils la feront tellement bien qu'ils détermineront une typologie de ce
qu'il est convenu d'appeler la "Musique de Film" dont il faut bien dire, qu'à de
très rares exceptions près, elle gouverne aujourd'hui encore le domaine audio
de
l'audio-visuel.
Certains, pourtant, avaient compris, à l'époque, le parti structurel qu'ils
pouvaient tirer de ce silence forcé. Introduire un "ordre musical" dans
l'assemblage des seules images.
"Potemkine" et surtout "Octobre" sont exemplaires, à cet effet.
Et l'on ne peut alors que s'affliger, de la convention qui résultera, des années
plus tard, de la collaboration d'Eisenstein avec Prokofiev.
à cette époque, l'extraordinaire potentialité créatrice offerte par
le son enregistré corrélativement à l'image, reste ignorée. Ce qui intéresse,
c'est la reprise des vieux schémas: théatre (et plus volontiers celui de
boulevard) ou opéra.
Seuls, quelques visionnaires: Lang (M. le maudit), Sternberg, puis Welles (dont
l'expÈrience radiophonique ne pouvait que l'amener à la prise en considération
d'une vÈritable dramaturgie sonore du film), commencent à explorer le nouveau
domaine.
Mais il faudra attendre les annÈes 50 (application de l'enregistrement
magnétique à la réalisation de films cinématographiques) pour qu'un nouvel outil
(le magnétique perforé) autorise de nouvelles audaces. Ce seront celles de
Mizogushi, puis de Resnais dans Hiroshima, mon amour où le discours sonore,
franchissant les données du seul réalisme, délie le récit auditif du récit
visuel pour le réorganiser en de nouvelles fonctions - réellement
contrapunctiques celles-ci
- liées à la structure poétique du film.
Ces deux voies devaient mener à une rÈflexion sérieuse sur la relation image-
son.
Dés cette époque, Robbe-Gtillet, Godard et Resnais sauront en tirer les leçons,
et révéler au cinéma son authentique modernité.
avais été frappé, au spectacle de ce film, de l'extraotdinaite continuité qui
unissait les événements sonores, langagiers (mon ignorance du japonais y aidant)
et musicaux; et qu'elle permettait,
le concept de "continuum sonore".
enfin à l'Ècoute, d'explorer sans ruptures
les trois domaines. Au même titre que l'oeil ne saurait dissocier, dans l'image:
décor, costumes, éclairage, etc.
On y découvrait une globalité, une cohérence, une nouvelle liaison entre le vu,
l'entendu et le signifié; entre l'image, le son et le sens.
Le concept de partition sonore (envisagé par Varèse - auteur de l'expression -
dés 1937) eSt prêt à l'emploi.
Dans L'Homme qui ment, d'Alain Robbe-Grillet, j'ai considété cette partition
comme définie par un seul champ, d'épaisseur sémantique variable, telle que l'a
défini Umberto Ecco.
Curieusement,
]'
Mizogushi : Les Amants crucifiés,
épaisseur
sémantique nulle. Entre ces deux points: une zone de dimension vatiable, celle
du bruit (son non musical, son non langagier).
Par divers traitements, ces zones pourront se contaminer mutuellement, se
dissoudre les unes dans les autres, prendre un "pouvoir") qu'elles se
partageronr ensuite à l'occasion de relais qui vont baliser le récit
cinématographique.
Puisque aussi bien celui-ci est avant tout producteur de sens (unitaire et
dominant dans le film conventionnel, pluriel) et contrapunctique dans le film
moderne, la partition sonore va organiser la constante circulation de ce sens.
origine de l'axe : Ox, la parole intelligible,
Son évacuarion, aussi. Les multiples possibilités dont on dispose aujourd'hui
permettent de déformer très progressivement un bruir ´donné" par le film (et
donc parfaitement iconique) pour n'en retenir, au terme du traitement, que les
seuls formants acoustiques, matériau de base, alors, d'une construction
musicale.
Cette musique-là (aux antipodes de ce qu'il est convenu d'appeler généralement
la "musique de film"), le pouvoir compositionnel qui en découle et la
circularion du sens qu'elle autorise vont définir de nouveaux dispositifs
d'arriculation de tous les sons entre eux, échappanr ainsi à la "naturalité"
du
C'est donc le "donné" sonore du film, qui pourra constituer le noyau de base de
la partition sonore. Mais tout "donné" est-il sonore? Combien d'images ou de
situations plastiques sont-elles muettes?
Qu'il est tentant alors (et peu résistent à la tentation) de faire apparaître,à
ce moment, l'indispensable "commentaire" musical dont l'effet, précisément, sera
d'éloigner le spectateur de la matière même du film.
Et si, pour qu'il ne la quitte pas, on imaginait des sons in-ouis qui seraient
construits dans une relation cohérente avec ceux, naturels que nous sommes
A l'
épaisseur sémantique maximum,
le mot renvoie bien à quelque chose de précis. Au point X: la musique,
récit pour se rapprocher des formes musicales d' organisation de la durée.
Des formes musicales d' organisation du récit, égalemenr, lorsque toutefois le
film est conçu dans cette perspective, ce qui est bien rare aujourd'hui.
La thématique de bruits (iconiques ou "dévoyés" musicalement) peur se déployer,
se développer, se varier dans des contextes différents, produisant là encore, de
nouveaux effets de sens. C'est s'orienter vers l'axe de l'opéra Bergien.
habitués à entendre, synchrones avec l'image qui les génère.
Les musiciens connaissent bien les admirables travaux qui ont abouti à la
production (par ordinateur) de timbres intermédiaires entre un timbre de départ
et un timbre d'arrivée, souvent très éloignés l'un de l'autre. Des timbres ´
"chimériques", en quelque sorte.
On peut penser que cette technique, appliquée aux sons non musicaux, aboutira à
la constitution de véritables "réseaux" tant au niveau du sens, dont ils
apparaîtront comme les "carrefours" qu'à celui de l'élaboration de la globalité
sonore du film.
Une thématique des traitements, enfin (réverbération, interpolation, type de
filtrage, modulation de forme, etc.) s'intègre naturellement à ce mode de
création.
Perversion de la "naturalit
é" du film, certes, mais au bénéfice d'une relation
nouvelle du spectateur avec ce film, une relation de travail, une relation
d'Ècoute.
Mais, sur cette écoute bi-sensorielle, que savons-nous vraiment?
Si la psycho-acoustique nous informe sur un bon nombre de phénomènes relatifs à
la perception du son autant que la physiologie de la vision le fait pour la
perception des images, l'étude de la perceprion simultanée (et dans la seule
perspective image-son) ne fait, pratiquement, que débuter.
Alors que la musique s'est toujours adossée à une réflexion sur la perception
des sons musicaux (résonnance des corps naturels, élaboration du tempérament,
analyse spectrale, etc.), le cinéma lui semble avoir boudé une interrogation,
pourtant essentielle sur les mécanismes perceptifs de la relation de l'audio au
visuel. Seul, peut-être, le cinéma publicitaire - aux fins d'un rendement
commercial plus performant - a provoqué un ensemble de travaux, presque tous
d'ordre sémiologique.
Le cinéma expérimental, lui -même, aussi loin soit-il allé dans la création
d'images basée sur des lois de perception (images «tierces" induites par
l'assemblage ultra-rapide de deux images différentes, par exemple), s'est-il
sérieusement posé la question de sa relation au son? Et puisque là, il s'agit
d'un effet de « vitesse ", à quelle « vitesse " les informations de chaque
capteur cheminent-elles vers les centres d'accueil corticaux? Dans quel mode
(série ou parallèle)? Et par quelle nature de « multiplexage " s'opère
l'intégration qui déclenchera la « sensation » audio-visuelle?
Une simple opération comme celle de la mise en synchronisme d'un « événement»
sonore avec un "événement" visuel fait appel aujourd'hui encore, à la simple
habitude du monteur.
Mais POURQUOI celui-ci, selon les circonstances, obtiendra le synchronisme
apparent en opérant, en réalité, un désynchronisme?
POURQUOI, selon la nature du son (hauteur, intensité, durée) et celle de l'image
(luminance, chrominance, répartition du champ) faudra-t-il décaler - d'une ou
parfois de deux images dans l'un ou l'autre sens - ce qui, en toute logique,
devrait se trouver face à face?
Dans le domaine, très lié à celui-ci, de ce qui est perçu par le sujet, POURQUOI
tel son va-t-il occulter radicalement l'image qui lui est associée (au point que
le spectateur en nie même l'existence dans le montage) ou, à l'inverse, telle
image écraser littéralement le son entendu tandis qu'on la voit?
A l'opposé, on peut observer des « créations " d'images, pourtant absentes du
montage par effet de « suggesrion " des élémenrs sonores.
Et tout cela, en travaillanr sur le matériau le plus neutre possible (plages
colorées, sons sinusoïdaux) ne faisant intervenir, en principe, ni
l'affecrivité, ni la culture du « cobaye ".
La pratique de ce genre d'expériences corrige légèrement ce principe; et il est
bien intéressant de noter la quantité d' «affect" qu'un sujet peur investir dans
le matériau le plus anodin.
Vérification, s'il en était besoin, des diverses occultations que subit l'écoute
« musicale" de beaucoup d'auditeurs, plus rassurés par l'écoute de leur « soi "
que par celle de la partition ...
Il en est de même, fort malheureusement, lorsqu'il s'agir de « film ", où le
principe d'identification règne en souverain absolu. Se retrouver « soi ", ou
seulemenr s'espérer dans la figure du héros, au fil d'un récit désespérément
linéaire telles sont les demandes du plus grand nombre de spectateurs, ceux qui
définissent les lois du marché et, par voie de conséquence (le cinÈma coûte très
cher), le style de production dominant sur ce marché
Naturellement, - et là, contrairement à la musique - le travail du film s'opère
(comme dans le roman, par exemple) à partir du sens. Mais dés lors que ce sens
est unique, entièrement clos sur lui-même, rétif à tout éclatement, à toute
prolifÈration, à toute
mise en partition , il s'épuise aussitôt et ne peut que
mener à ce que Mallarmé appelait l'écriture "journalistique ", dénuée de toute ´
textualité.
Et cependant, la conception de l'image répond bien à un ensemble de paramètres,
comparable à celui qui organise le son. Les notions d'éclairage, de focale
d'objectifs, de mouvement de caméra (entre autres), peuvent constituer un ´
réseau compositionnel
qui, tissé avec celui du son, va alors travailler le récit
et l'instituer en tant que Forme.
Peu nombreux sont les créateurs cinÈmatographiques à avoir adopté cette
attitude, par ailleurs peu conforme à ce que le grand public (de cinéma) croit
connaître de son désir.
Alors qu'à l'évidence le texte cinématographique se situe dans la même
perspective théorique que le texte musical - particulièrement aujourd'hui - va-
t-on les voir s'éloigner l'un de l'autre, et se délabrer peu à peu une
perception de l'audio-visuel, pourtant la grande chance de l'homme
d'aujourd'hui?