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MUSIQUE ET FILM (1975)
Si la conjonction doit, à ce titre, imposer sa loi, il convient d'en commenter les
raisons.
En premier lieu, rassembler la grande famille des « musiques de films » sous la
haute autorité de son père spirituel Camille Saint-Saëns (L'Assassinat du duc de
Guise, 1908), et, pour avoir perpétrer, jusqu'à nos jours, les doubles crimes de lèse-
musique et de lèse-cinéma, l'exclure de notre discours.
Ce qui doit être dit, c'est ce qu'Eisenstein prophétisait comme la « musique des
connexions audio-visuelles de la nouvelle cinématographie ». Sa collaboration avec
Prokofiev (toujours citée comme exemplaire) ne devait pas, malheureusement,
illustrer cette proposition; fait d'autant plus étrange que les versions muettes -
seules authentiques - d ' Octobre ou de Potemkine participent d'une conception
rigoureusement musicale de la forme cinématographique.
L'apparition, en 1930, du cinéma parlant et son glissement immédiat vers les
facilités diégétiques du roman et du théâtre ont fait oublier cette donnée essentielle,
et il faudra attendre L'Immortelle (Robbe-Grillet , 1963) pour qu'à nouveau se
définisse, même imparfaitement, une problématique « musicale » de la forme
cinématographique.
Organisation, matériau : c'est donc à ces deux niveaux, interdépendants, que la
réflexion du créateur de film doit impérativement fonctionner. Et non, comme c ' est
habituellement le cas, à ceux de la mise en images et en sons d'une « histoire » !
Et s'il y a récit (comme c'est le cas chez Robbe-Grillet ), il agit comme catalyseur de
la réaction structure-matériau.
Le « récit » dans le Wozzeck de Berg est un parfait exemple de cette dialectique
permanente entre geste dramatique et forme musicale. De même, Robbe-Grillet
créera des dispo s itifs formels de montage et de prise de vues, autorisera des
relations nouvelles avec le son, qui « opéreront » un certain nombre de situations
élémentaires; ces « états » fonderont le discours et produiront, de surcroît pour ceux
qui veulent absolument voir midi à quatorze heures, une « histoire ».
Et cependant, pour ceux-là mêmes, déception, cette histoire ne raconte rien. Ses
constituants (personnages, situations) sont dépourvus de toute épaisseur; ils ne
représentent rien, ils sont. Ils sont éléments d'un dispositif formel comme des
durées sont éléments d'une cellule rythmique. Leur platitude, leur insignifiance va
garantir un fonctionnement non signifiant, justement, musical, de ce qui devient
alors un discours filmique. Un « dire » pur, qui ne dit rien qui, seulement, dit.
A ceux qui persistent à confondre sens et signification, Robbe-Grillet répond que
« ...l'oeuvre moderne se présente comme un espace non balisé, traversé dans des
directions diverses par des sens multiples et changeants; et, dans cette circulation
du sens à travers l'oeuvre, le sens lui-même est moins i mportant que le fait qu'il
circule, glisse, se modifie... ».
J'ajouterai que là, le film devient musique et son « sujet » ne nous en raconte pas
davantage que les douze sons qui forment celui de L'Art de la fugue. Stockhausen
n'a-t-il pas d i t lui-même que : « ...plus le quoi va de soi, plus on sera attentif au
comment ».
Mais si ce “ quoi ” est, pour certains, encore trop, un film comme Le Territoire des
autres vient démontrer que, l'homme et sa parole absents, la fonction filmique se
fait, alors, exclus i vement musicale. La manipulation des images, leur choix et leur
durée, leur liaison avec une structure sonore absolument « libérée » définissent un
univers formel suffisamment fort pour que du discours, celui du seul espace et du
seul temps du film, l'organisation soit pertinente.
L'essentiel dans ce film était la dif f érence. L'écart entre un regard qui désigne celui,
prodigieusement précis, des opérateurs et l'Autre, isolé, vide de notre savoir.
Ce d i scours sur la différence m'a paru le mieux se dire, (puisque aussi bien, il ne dit
rien, il montre) en son terme mus i cal; c'est-à-dire en construisant une suite de
« mouvements » (de temps différents) à partir de certains « formants image-son »
dont l'exploitation et l'interaction définiront le montage comme la seule écriture du
film.
D'un certain cinéma, peu répandu il faut le déplorer, j'ai tenté d'établir la relation
avec le mod è le musical. Je poserai maintenant les bases d'une autre problématique,
celle de la percept i on, mentale et sensible, du continuum sonore. La rhétorisation
du récit (et donc une fois encore, sa musicalisation ) qu'il peut, dans certains cas les
plus intéressants, constituer.
Depuis l'apparition du cinéma sonore, l'habitude et la convention ont opéré sur
l'En s emble que con s titue la totalité des sons entendus dans un film, une partition;
trois parties de l'Ensemble : Parole, Bruits, Musique.
Dans la plupart des films, ces parties sont en relation parfaitement redondantes avec
l'image et le récit, puisque la parole est celle que prononce l'acteur, le bruit celui
des objets qui l'entourent, la musique, le commentaire stéréotypé essentiel à la
sécurisation du spectateur.
Il est tout à fait étonnant de con s tater, du reste, que le « code » musical établi
depui s Saint - Saëns (déjà incompréhensible pour le musicien qui persiste à penser
que la musique n 'exprime rien d'autre qu'elle-même) n'a pas varié depuis 1908.
Que, mise à part l'évolution des styles, harmoniques, instrumentaux, rythmiques,
les notions de majeur, mineur, rapide, lent sont toujours liées à Yexpression de
sentiments gais, tristes, anxieux, langoureux. La presse filmée a toujours utilisé le
système des « tiroirs à musique ».
Courtes séquences adaptées à un événement de type précis (déclaration de guerre,
présentation de mode, hold-up , etc.), elles constituent le plus prestigieux catalogue
du « prêt-à-porter » musical; elles définissent d'une manière exemplaire le code
auquel se réfèrent, aujourd'hui encore, beaucoup de musiciens de films; elles
témoigneront pour l'histoire, du plus étonnant détournement de la fonction
musicale.
Hors de cette déviation, comment opérer de manière pertinente sur cette fonction?
D'abord, en rendant ces trois parties de l'Ensemble, intersectives . Puis, en en
quantifiant la différence d'épaisseur sémantique qui les caractérise afin d'articuler
la chaîne : Parole-Bruit-Son musical.
« Plus exactement, une sorte de ruban de Môbius , aux surfaces duquel chaque
système recouvrant le voisin, l'écoute circulera de façon continue au travers d ' un
réseau plus ou moins signifiant.
Je n'ajouterai pas ici ma réflexion personnelle à l'abondante littérature qui traite de
la distinction qu'il y a lieu de faire ou de ne pas faire entre le bruit et le son musical.
Tout est musique ou rien ne l'est. Et si un seul critère de distinction devait être
retenu, ce serait précisément, celui de la différence d'épaisseur sémantique, à partir
de laquelle et en fonction du récit, le continuum sonore va s'édifier.
Mizoguchi dans L es Amants cruc i fiés (1954) a ouvert la voie; bruits synchrones ou
off , ponctuations de percussions semblent être sécrétés non seulement par le récit,
mais aussi par la langue; l'Ensemble ici tisse avec l'image une trame audiovisuelle
d'une rare complexité.
Vider insensiblement un bruit de sa dimension référentielle , le rendre i n-nommable,
le démarquer en quelque sorte, pour ne plus retenir que ses formants de caractère
purement acoustiques (hauteur, intensité, timbre, durée), c'est le conduire à un
traitement d'ordre es s entiellement musical, c'est définir une pertinence entre le
donné sonore du récit et la nécessité ressentie d'une extrapolation musicale de la
construction du son.
J'ai souvent travaillé ces contiguïtés, en particulier dans L'Homme qui ment et Le
Territoire des autres à l'aide des seuls moyens électro-acoustiques traditionnels. Un
synthétiseur lourd, à mémoire, m'a permis, par la suite, de les affiner un peu plus.
Mais il est incontestable que seul, le calcul des sons par ordinateur (lié à une
analyse numériquedes sons naturels) permet d'envisager maintenant de véritables
transformations topologiques entre l'élément sonore référencé, celui « donné » par
le récit et l'élément musical concerté, lié au niveau de la substance d'origine, mais
relevant d'une dialectique musicale et qui va fonctionner comme opérateur sur le
récit.
L'iconicité traditionnelle du son n'est plus dominante et l'on peut construire un
nouvel ensemble de fonctions entre le son et l'image.
Cet ensemble de fonctions se fonde sur un rapport, du son à l'image, déterminé par
les axes du temps, de la substance, et de la sign i fication. L'application d'un son sur
une image révélera aussitôt la relation au temps : synchronisme ou non-
synchronisme; la relation à la substance : congruence ou non-congruence ; la
relation à la signification : réf è rent ou non-référent .
Les 2(puissance3) combinaisons positives et négatives de ces relations recouvrent
l'ensemble des fonctions audiovisuelles.
S C R
S C non R
S non C R
S non C non R
nonS non C R
nonS non C non R
nonS C R
nonS nonR
Si la notion de synchronisme (coïncidence temporelle) est évidente, celle de
référent, qui va régler le rapport du sens, l'est déjà moins puisqu'elle recouvre une
convention culturel l e acquise de façon très variable, selon les individus. Ce taux de
variation de V iconicité d ' un son, sa plasticité sémantique vont régler, dans le film
représentatif par exemple, l'énergétique du sens ou (exclusif) de la signification.
Mais plus délicate encore, la notion de congruence est sans nul doute actuellement,
la moins connue. Vraisemblablement, aussi la plus forte.
C'est dans une situation limite par rapport au film traditionnel, celle qui mettra en
relation une image non représentative et un son non iconique , que l'on devra étudier
la pertinence de cette relation.
C'est lorsque l'on aura défini tout ou partie de s modul e s pos s ibles de cette
congruence que l'on connaîtra l'exacte relation perceptive entre Musique et Film.
Que l'on pourra écrire l'expression :
M = F (mod.n)
(où n représente une quantification du réglage énergétique entre image et son)
Le Filmusique sera né !