Le son, acteur de l'image
(Nouveaux dossiers de l'audio-visuel N°3, dirigé par Jean Segura)
Comment écrire et écouter le son du cinéma? Comment le spectateur met-il en relation les voix,
les bruits, la musique et les images? Que perçoit-il de l'écriture sonore du réalisateur?
Michel Fano est compositeur de musiques de films, spécialisé dans l'accompagnement de
documentaires animaliers. Parmi ses œuvres les plus fameuses, La Griffe et la Dent, Le Territoire
des autres (1) et six collaborations avec Robbe-Grillet.
«Au cinéma, l'ancrage (la liaison image-sonl relève d'une illusion, d'un effet
de croyance (de vérité réaliste) ; ce que l'on entend (bruits d'ambiance collant
aux images filmées, voix nées des corps habitant l'image) n'est pas ce qui se
donne à écouter. >l
Ce constat de Véronique Campan, tiré de son livre L'Écoute filmique (2), déplore
l'habituel comportement du spectateur de cinéma dont l'attente est satisfaite
pour autant qu'il entend ce qu'il voit.
L'écoute du spectateur
Ouelle différence, alors, avec le film muet où le spectateur entendait ({
virtuellement» les bruits générés par l'action? La parole, bien sûr, qui prendra
seule le pouvoir dans les premières années du cinéma sonore. Pouvoir
terriblement pesant dont nous subissons aujourd'hui encore la tyrannie. Si donc
nous voyons des acteurs parler dans un décor sonore fidèle à l'action, il suffit
d'entendre; il n'y a rien à écouter.
Ou'est-ce donc ce {( qui se donnerait à écouter)} ? Et qu'est-ce, au juste,
qu'écouter? Un travail; comme celui
que demande la lecture d'un texte ou le regard porté sur un tableau. À une
époque où nous sommes envahis par les sons, au point de ne pouvoir nous en
passer même dans la solitude de nos habitations, nos oreilles flottent sur une
étendue indistincte mais rassurante. Nous perdons alors l'attention, cette
attitude volontaire qui cerne un objet de perception dont tout l'être s'empare
et s'enrichit, qui va se mettre en relation avec d'autres objets, passés ou à
venir, maîtrisant ainsi le flux temporel offert à notre sensibilité.
Mémoire de ce qui s'est écoulé jusqu'à l'événement immédiat, lui-même
prémonitoire de ce qui peut advenir par la suite.
Comme l'écrit si bien Véronique Campan (dans le même ouvrage) : « À chaque
instant de l'acte de perception, l'atome actuellement entendu retient en lui les
moments qui l'ont précédé et permet d'anticiper ceux qui le suivront. Il ne
prend de sens qu'en fonction des autres. La nature même du sonore justifie un
mode d'appréhension qui est accumulation de traces, le phénomène présent n'étant
visé et interprété qu'au travers de ce qui n'est plus ou pas encore lui. »
Ce concept trouve une application exemplaire dans une scène du film d'Alain
Resnais, Hiroshima, mon amour. Au petit matin. La femme a passé la nuit avec un
Japonais, rencontré sans doute la veille. Conversation anodine, ambiance sonore
neutre. Mais l'homme interroge, cherche à connaître l'histoire de cette femme
venue à Hiroshima participer à un film contre la bombe atomique. Il lui demande
s'il pourra la revoir. Intervient alors, dans la bande sonore à un niveau
presque imperceptible, un son de cloches sonnant à toute volée. Son inattendu,
insolite dans cette ville japonaise, et dont le niveau sonore va augmenter très
progressivementjusqu'au« non» catégorique de la femme, alors qu'elle évoque
Nevers (<<j'ai été folle à Nevers») et que s'amorce ce long thème de la mémoire,
sujet principal du film.
À Nevers en effet, qu'elle évoquera bien plus loin dans le film, enfermée dans
la cave par la honte de ses parents parce que tondue par les libérateurs de la
ville, elle désignera ces cloches « qui sonnaient ... sonnaient ... » sans pour
autant alors nous les faire entendre. C'est ce passé - son premier amour avec un
soldat allemand - qui surgit dans cet effet de mixage et qui lui interdit
(provisoirement) de poursuivre cette aventure d'un soir. Ce que les images et
les paroles ne peuvent nous dire: l'inconscient du personnage, c'est le son,
dans cette séquence qui le proclame.
Troisième discours du film. Bien qu'indirectement, ce discours (sonore) produit
du sens.
Il en est un autre auquel Roland Barthes donne le nom de « signifiance » et qui
échappe totalement à ce type de production. Il semble se manifester comme
étranger à l'image et/ou au récit mais déclenche chez le spectateur une
efflorescence d'associations et d'énergies. Comme si, au creux de cette insolite
béance, une soudaine étrangeté activait un ordre de jouissance quasi physique.
Celui-là même que l'on peut vivre devant un tableau de Magritte dans 1'« écart»
entre l'image proposée par le tableau et son titre.
Tel ce tableau qui représente un ciel tourmenté sur une mer calme au travers
d'une fenêtre ouverte. Au premier plan: une table en bois sur laquelle se
trouvent quelques billets en dollars et trois pièces de monnaie. Le tableau
s'intitule La Fissure.
Au-delà de notre perception
Alain Cavalier, à la fin de son film La Rencontre, conclut ce sublime hymne à
l'amour, par l'image plein cadre d'un cachet effervescent qui se dissout dans un
verre d'eau. L'effet est saisissant. Défiant toute analyse, il nous met, tout à
coup, hors de nous-mêmes, au-delà de notre perception, au registre de la
sensation pure, inexplicable. Godard, de la même manière (particulièrement dans
Nouvelle Vague et Hélas pour moil dramatise soudainement un travelling par un
cri d'oiseau; soulignant la disjonction entre le son quasi percussif de l'animal
et la lenteur musicale du mouvement de la caméra.
Même jouissance, inexplicable.
(Dans le cinéma de Godard,
le son donne du relief à l'image.)
Kubrick, enfin, dans 2001 Odyssée de l'espace, nous propose un « écart»
saisissant lorsqu'il associe la navigation du vaisseau dans l'espace au Beau
Danube bleu. Nous sommes alors, par le son, emportés dans un « ailleurs » du
film, échappant à toute explication rationnelle. Plaisir ineffable, pure poésie.
Souvenons-nous que c'est à partir d'une attraction foraine que les créateurs de
films ont commencé à réfléchir sur une écriture spécifique à l'instrument qui
leur était offert. Aujourd'hui, alors que cet outil a subi les stupéfiantes
améliorations technologiques que l'on sait, la tendance est de retrouver,
fasciné, l'attraction plutôt que de faire avancer une authentique dialectique
image-son; au risque peut-être d'inquiéter, de déranger, de surprendre le
spectateur, mais aussi au bénéfice de l'entraîner dans une nouvelle lecture des
films, plus constructive, plus enrichissante.
Un spectacle où l'œil écoute et l'oreille voit. •
Michel Fano
(
SI NOUS VOYONS DES ACTEURS PARLER DANS UN DÉCOR SONORE FIDÈLE À LACTION, IL
SUFFIT' D'ENTENDRE; IL N'Y A RIEN À ÉCOUTER)
L Réalisés par François Bel et Gérard Vienne.
2. Vincennes, Presses universitaires, coll.« Esthétique hors cadre », 1999.