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(Revue "Eclats" sur Olivier Messiaen) 2002
EXPÉRIENCE PÉDAGOGIQUE
Par Michel Fano
C'était en 1950. Claude Delvincourt, directeur, à cette époque, du Conservatoire de
Paris, avait senti qu'un musicien de la taille d'Olivier Messiaen donnerait plus
justement sa mesure dans un enseignement moins contraignant que celui -
nécessairement scolastique s'il visait l'obtention d'un prix - qu'il dispensait depuis
quelques années à la classe d'harmonie supérieure.
Il crée donc pour lui, malgré l'hostilité générale du corps enseignant, cette classe
d'analyse musicale, qui officialisait soudain le séminaire de la rue Racine, haut
lieu - sous l'Occupation - de la résistance à l'idéologie musicale en vigueur.
Pour faire bonne mesure, Claude Delvincourt, craignant à juste titre l'académisme de
nombreux étudiants, rendit cette discipline obligatoire pour tous les élèves de
composition.
L'effet de cette mesure ne fût pas celui escompté.
Devant la mauvaise volonté ricanante de ces aspirants-compositeurs en service
commandé, Messiaen les « excusa » de plus en plus volontiers à « l'appel » fati-
dique, et ouvrit grand les portes du sanctuaire à ce qu'on appelait alors les auditeurs
libres.
La « famille » se constitua très vite ; majoritairement formée de compositeurs non-
inscrits, de compositeurs, instrumentistes et chefs d'orchestre étrangers, de grands
amateurs, parfois même de créateurs de toute autre discipline. Je devais être un des
rares - peut-être le seul - élève régulier au regard de l'Administration.
Et ce fut l'illumination... Après dix ans d'un enseignement archaïque et sclérosé, tout
à coup : la révélation de la Musique, la découverte tardive mais déterminante d'un
Maître.
Un mercredi, 16 h 30 — sombre fin d'après-midi d'hiver. Les coupures d'électricité
étaient encore fréquentes, à l'époque ; j'entrais pour la première fois dans la salle
Charles Gounod (ou Jules Massenet, peut-être).
L'image est restée intacte dans ma mémoire. Deux faibles points lumineux ; flammes
vacillantes de deux bougies, presque deux cierges encadrant le pupitre de piano,
éclairant faiblement des visages passionnés, disposés en demi-cercle. Au son :
l'Ouverture de Don Juan, superbement jouée par le profond mozartien qu'est Olivier
Messiaen. Déjà, à cet instant, l'ineffable se manifestait et commençait ainsi, pour
moi, cette aventure qui devait me conduire aux « terrains fertiles ».
Don Juan, Pelléas, Tristan, constituaient alors pour Olivier Messiaen un triptyque de
base : instrument d'un type particulier de sa réflexion musicale, et aussi de la
communication, de si rare qualité, qu'il établissait avec ses élèves. On pouvait rester
plusieurs mois sur une même oeuvre. Il en chantait tous les rôles. L'émotion était
considérable.
Et plus que l'analyse strictement technique (l'harmonie, l'accentuation, le rythme,
l'instrumentation, la forme) c'est ce qu'il ne disait pas mais qu'il faisait glisser en nous
comme le philtre de Tristan, qui agissait alors comme déclencheur de notre propre
réflexion.
Sa passion pour la musique qu'il aimait désarmait les plus sceptiques. Sa loyauté et
sa noblesse d'enseignant lui faisaient un devoir de nous faire connaître avec autant
de toi celle quil aimait moins, qui se situait en dehors de son univers personnel de
créateur, mais dont il estimait qu’elle devait, elle aussi, irriguer nos consciences et
des consciences aussi diverses que celles de Jean Barraque, Kariheinz
Stockhausen, entre autres, compositeurs qui passèrent des temps plus ou moins
longs auprès de ce maître jeune, si près de nous. aimant, soucieux de notre destin
bien que respectueux à l'extrême de la personnalité de chacun.
Caravansérail offert aux voyageurs de l'espace musical, nous trouvions dans cette
classe, pour peu que nous y cherchions, de quoi satisfaire nos quêtes respectives.
De grands courants s y croisaient. Plasticiens, poètes, philosophes (souvent
convoqués par l'écrit dans l'étude d'une œuvre que nous proposait Messiaen)
venaient physiquement apporter leur confirmation ou leur contradiction. Parfois, à la
fin de la classe : des fous, des compositeurs absurdes ; tous accueillis avec la même
patience, avant que ne se termine la soirée dans une brasserie voisine, devant un
sandwich-jambon curieusement accompagné d'un chocolat chaud !...
Bien avant que ne fût inventée la Fête de la Musique, Messiaen la célébrait trois fois
par semaine, dans les austères chapelles de la rue de Madrid.
Mais la plus singulière, la plus fulgurante fut peut-être (durant mon passage à la
classe) celle-ci : à la fin d une session particulièrement absorbante et difficile sur le
rythme, Messiaen - avec des airs de conspirateur - nous annonce : « La prochaine
fois, nous étudierons la Deuxième Sonate pour piano de Pierre Boulez ».
Pierre Boulez, pour ceux d'entre nous qui ne le connaissions pas (j'en étais), nous
apparaissait plus comme un mythe que comme une réalité. Son passage éclair à la
première classe Messiaen (celle d'harmonie) sanctionné par un prix que l'on mettait
parfois plusieurs années à obtenir, son agressivité vis-à-vis de la société musicale de
l'époque (qui le lui rendait bien !), le scandale que provoquaient, immanquablement,
les auditions (rares) de ses œuvres comme celui auquel il ne manquait jamais de
participer quand il s'agissait de défendre la musique nouvelle, tout cela alimentait
une légende que les attaques féroces de la presse musicale ne faisaient que
renforcer.
Qui était donc ce meneur, ce « diabolus in musica » ?
Eh bien, la « surprise » allait enfin satisfaire notre curiosité... C'est donc à la classe
suivante que, ménageant ses effets, Messiaen nous annonce la venue de Pierre
Boulez (le couteau entre les dents, devaient penser certains !), qui analysera, lui-
même, sa Deuxième Sonate pour piano.
Plusieurs séances de trois heures - deux ou trois au moins - furent nécessaires.
Dans un véritable train d'enfer qui contrastait avec le discours lent et posé auquel
nous avait habitués Messiaen, et, tandis que nous annotions fébrilement nos
partitions, le compositeur, parlant et jouant à la fois, démonta, devant nous, tout le
mécanisme d'une œuvre capitale, déterminante pour ceux qui se sentirent
immédiatement concernés, et qui - au prix d'une gymnastique intellectuelle de haut
niveau - arrivaient à suivre une pensée aussi rapide et déjà constellatoire.
Pour les « traînards », pas de salut... Et cela était sans doute bien ainsi, cette sorte
de sélection naturelle à 1 issue de laquelle nous nous comptions, peu nombreux,
épuisés mais ravis ! Heureux, Messiaen l'était aussi, d être l'auteur de ce « coup », et
du cadeau qu'il nous avait fait.
Wozzeck, la Suite Lyrique, Webern, Varèse. Cage et les autres allaient s'engouffrer
dans la brèche ainsi ouverte.
C était en 1950...
M. F, 1985